
Dans le contexte règlementaire animé de ce début 2025, la question n’est pas de savoir si les organisations doivent s'engager dans des démarches de durabilité, mais comment elles peuvent le faire de manière stratégique et créatrice de valeur.
Au cœur de cette transformation, l'analyse de double matérialité s’affirme comme une pièce centrale de l’exercice de la CSRD. Elle permet d’évaluer à la fois l’influence des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance sur la performance financière (outside-in), et l’impact des activités de l’entreprise sur la société et l’environnement (inside-out).
Notre conviction : l’analyse de double matérialité, lorsqu’elle est bien menée, constitue un levier puissant pour l’entreprise. Elle permet d’élargir sa réflexion sur la chaîne de valeur, d’évaluer les enjeux de soutenabilité et de résilience à un niveau comparable à ses enjeux financiers, tout en alignant les priorités internes pour nourrir une vision stratégique durable.
Pour atteindre les objectifs et réussir la démarche, nous partageons 5 recommandations issues des projets d’accompagnement d’entreprises sur le sujet (développées plus bas) :
aligner la Direction sur les impacts significatifs et les enjeux stratégiques de transformation de l’entreprise ;
impliquer activement la Direction Financière, aux côtés de la Direction RSE, pour ancrer progressivement une approche de performance globale ;
soutenir une dynamique de transformation culturelle auprès de l’ensemble de l’organisation ;
tirer parti de la consultation avec les parties prenantes pour renforcer les liens avec son écosystème ;
être tactique dans le reporting et initier une logique d’amélioration continue.
Afin d’enrichir la réflexion et illustrer nos recommandations, nous avons également eu le plaisir d’échanger avec Ariane Jacoberger, Directrice RSE chez Solinest, qui partage avec nous, dans le reste de l’article, les enseignements clés de la démarche de double matérialité entreprise en 2024, en anticipation du reporting CSRD et avec la volonté de structurer la démarche RSE de Solinest.
Être accompagné dans cet exercice est une garantie de pousser les débats plus loin, une opportunité de remise en question grâce au challenge. La présence d’un tiers permet une forme de neutralité et facilite la tâche de celle / celui qui porte ces sujets en interne ; les débats légitiment les positions des personnes qui s’occupent de ces sujets qui ne sont pas toujours au CODIR de leur entreprise.
1-Aligner la Direction sur les impacts significatifs et les enjeux stratégiques de transformation de l’entreprise.
Nous recommandons en particulier de :
mettre à profit la nécessité de valider la double matérialité au plus haut niveau (comex et conseil d’administration) pour stimuler la prise de conscience, voire un début de bascule
La double matérialité devient un outil pédagogique structurant, qui objective la démarche et stimule une prise de conscience stratégique. Cet exercice permet de poser les bases d’une transformation managériale.
remettre l’exercice dans le contexte des enjeux de soutenabilité globaux
Il est utile de repositionner l’exercice dans le contexte des limites planétaires, car la RSE en entreprise manque souvent de prise de hauteur sur les enjeux environnementaux globaux. Une dimension pédagogique renforce la compréhension et la prise de conscience des décideurs.
démontrer que les enjeux de durabilité et de responsabilité sont indissociables des perspectives stratégiques de l’entreprise et de la pérennité de son activité
La double matérialité aide à structurer cette vision en liant création de valeur et la limitation des risques.
se forcer à hiérarchiser clairement les enjeux entre eux pour « choisir ses combats » et distinguer les points saillants à attaquer en priorité (s’engager sur une trajectoire)
ne pas s’astreindre avec la Direction à un exercice mécanique de cotation (qui risque d’être rébarbatif !) mais privilégier un format qui suscite les échanges et débats autour de ce qui crée de la valeur et/ou limite les risques pour l’entreprise
par exemple, mettre en place des ateliers d’intelligence collective alternant temps de discussions et système de vote pour permettre de se positionner sur chacun des sujets de durabilité ; en visant la responsabilisation des différentes directions sur leur périmètre
Les ateliers d’intelligence collective permettent de débattre, prioriser et distribuer les responsabilités, en engageant chaque direction dans la mise en œuvre des priorités identifiées. Alterner discussions et votes clarifie les positions et responsabilise les participants sur leurs périmètres respectifs.
Pour les sociétés à mission ou à raison d’être, montrer la cohérence entre les exercices : les impacts positifs les plus matériels seront ceux couverts en priorité par la mission ou la raison d’être (webinaire sur le sujet disponible ici)
2-Rendre actrice la Direction Financière, au côté de la Direction RSE, et installer progressivement une logique de performance globale
Les enjeux ici seront principalement de :
faire porter le projet par, idéalement, un binôme Direction Financière & Direction RSE ;
dans tous les cas, embarquer dès le démarrage du projet la Direction Financière, son rôle étant clé à double titre : répondre à l’exigence d’analyse de matérialité financière d'une part, installer la traçabilité / l’auditabilité du reporting et le bouclage entre les éventuelles structures juridiques et l’organisation managériale d'autre part ;
accepter la progressivité : en année 1, ouvrir la discussion avec la Direction Financière permettra d'identifier les sujets à creuser pour affiner l'analyse dans les années suivantes (en anticipation dans le rétroplanning de l’exercice annuel) ;
intégrer progressivement la prise en compte des enjeux de durabilité dans les exercices financiers de l’entreprise, dans les revues de performance intégrées nécessaires au pilotage des plans d’action, mais aussi dans les prises de décisions de business development (projection et aide à la décision).
Ajouter des critères de durabilité dans les décisions stratégiques, comme l’engagement de nouveaux partenaires, aide à anticiper les conflits potentiels avec la stratégie RSE dès leur sélection et, progressivement, à façonner le portefeuille d’offres de manière cohérente.
mettre en valeur comment les critères de durabilité peuvent servir les préoccupations de la Direction Financière (reporting et attractivité vis-à-vis d’investisseurs ou de financeurs) et faire le lien avec l’exercice de Taxonomie dont l’application est concomitante ou antérieure à la CSRD.
Les critères de durabilité peuvent devenir un levier pour ouvrir le champ des partenariats, y compris avec des acteurs comme les banques, prêtes à collaborer sur cette base.
3- Soutenir une dynamique de transformation culturelle auprès de l’ensemble de l’organisation
Il s’agira là notamment de :
donner du sens à l’exercice CSRD et à l’étape d’analyse de la double matérialité ;
communiquer sur la démarche et la dynamique (pas sur la norme) et faire de la pédagogie autour des enjeux de durabilité auprès des métiers cœurs de l’entreprise (production, logistique, achats, commerce, …) ;
montrer la cohérence d’ensemble (articulation de l’exercice avec les autres cadres de référence de l’entreprise et les initiatives en cours en matière de durabilité) ;
favoriser l’alignement entre les perceptions de ces différents métiers autour de la durabilité (explication des enjeux prioritaires).
Il faut montrer que l’exercice de la double matérialité et les résultats obtenus composent un système cohérent, où chaque élément (ex. raison d’être, stratégie d’entreprise, dynamique RSE) s’articule de manière congruente, tout en favorisant l’adhésion des différents métiers et en adoptant une logique apprenante, itérative et non linéaire.
assumer une logique apprenante année après année, accepter que le processus de transformation culturelle soit itératif et non linéaire
4-Tirer parti de la consultation avec les parties prenantes pour renforcer les liens avec son écosystème
Nous vous proposons de focaliser votre attention sur les points suivants :
saisir l’opportunité de l’exercice pour traiter de la durabilité qui n’est pas le focus des échanges habituels, généralement de nature plus transactionnelle : prise de recul, identification d’enjeux communs et établissement d’un dialogue qui nourrit la relation ;
C’est un élément de différenciation dans le contact avec nos clients et nos partenaires qui ont apprécié que nous prenions l’initiative sur le sujet, en avance de phase. Cela nous a aussi permis de sortir des échanges purement contractuels, d’identifier des enjeux communs qui donnent une autre nature à notre relation. Cet exercice nous a aussi offert l'opportunité de recueillir une perspective européenne sur l’appréhension du sujet, au-delà du périmètre français.
Ce qui est vrai pour les clients se vérifie pour les autres parties prenantes : l’exercice permet l’ouverture d’un autre type de dialogue entre la DAF et les banques. En interne, elle a permis à la DRH d'avoir des échanges d’une autre nature avec les collaborateurs.
faire s’exprimer les interviewés sur leurs attentes vis-à-vis de l’entreprise dans la prise en compte des enjeux de durabilité, ce qui permettra d’orienter les politiques et plans d’action (attentes partenaires, clients et financeurs en particulier), et à l’inverse, exprimer ses propres attentes envers les parties prenantes (notamment fournisseurs) pour les faire progresser et identifier des potentielles actions communes ;
adapter les formats (entretiens individuels qualitatifs, ateliers groupés, questionnaires, …) en fonction des sujets à creuser, des profils des interlocuteurs, et des synergies à créer ;
en amont des entretiens et ateliers, privilégier un échange fluide et intelligible en « personnalisant » les réponses possibles en fonction des questions posées et de l’angle de vue des parties prenantes, sans termes trop « techniques » ;
proposer une session courte de sensibilisation préalable aux entretiens et ateliers pour expliquer le cadre de l’exercice et les attendus, et faire de la pédagogie sur les enjeux de durabilité ;
saisir l’opportunité de l’exercice pour élargir les échanges et créer de nouvelles dynamiques au sein de l'entreprise et avec les parties prenantes externes.
5-Être tactique dans le reporting et initier une logique d’amélioration continue
Sur ce volet nous vous invitons à :
tout au long de l’exercice, ne pas se laisser guider par la « crainte » du reporting : ne pas perdre de vue que l’utilité de la matérialité est avant tout de hiérarchiser les enjeux de durabilité !
saisir l’opportunité de créer de l’efficience dans la collecte de données, au bénéfice des nombreuses attentes de reporting exprimées par ailleurs ;
L’exercice peut être vu comme une opportunité de collecte et de structuration de la donnée (cela améliore les process en interne car pose un cadre !) et de partage d’informations. Cela nous sera utile pour répondre aux diverses attentes de reporting exprimées par des acteurs comme BCorp et EcoVadis.
engager une démarche intellectuellement honnête et authentique dans la restitution (par exemple, être transparents sur les lacunes qu’il reste à combler) ;
élaborer des plans d’actions tournés vers l’impact, qui donnent du sens à l’ensemble de la démarche ;
construire le reporting à la hauteur des plans d’actions que l’entreprise est décidée à engager et dont elle veut prouver l’avancement et l’impact ;
Le fait de pouvoir justifier de ne pas tout faire la première année en fait un exercice intelligent.
ne pas s’épuiser dans l’élaboration du rapport de durabilité, mais le considérer comme un état des lieux transparent de la prise en compte des enjeux et des prochaines étapes pour s’améliorer.
Face aux soubresauts du moment, les entreprises doivent garder le cap et poursuivre leur engagement dans leurs plans de durabilité, dans leur propre intérêt. En gardant en ligne de mire les bénéfices tangibles qu’offre l’exercice de préparation à la CSRD : structuration des données pour une performance plurielle, approfondissement des relations avec les parties prenantes, infusion culturelle des enjeux de durabilité dans le contexte des limites planétaires et intégration des enjeux durables au cœur des décisions stratégiques.
C’est dans cette approche itérative et apprenante que réside la richesse de la démarche. En acceptant ses imperfections initiales (qui seront corrigées), les entreprises se donnent les moyens de construire une trajectoire ambitieuse, porteuse de sens, et tournée vers un avenir souhaitable.
Auteurs :

Eugénie Duféy (Bonnel)
Consultante, Nuova Vista

Auréline Moye
Directrice, Nuova Vista

Emmanuel Cibla
Directeur, Nuova Vista
Avec la contribution d'Annabelle Dommel, Responsable de projets (formation & conseil) et développement | RSE, MySezame et Yoram Bosc-Haddad, Senior partner, Kéa
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