La crise sanitaire n’est pas le facteur principal du basculement de notre économie mais son accélérateur. En revanche, elle offre aux dirigeants l’occasion unique de refonder l’entreprise pour l’adapter aux réalités du siècle. Le coronavirus est un nouvel exemple de cygne noir, ce concept théorisé par le penseur du risque Nassim Taleb selon qui notre monde serait dominé par "l’extrême, l’inconnu et le très peu probable". L’heure est à la gestion de crise. C’est une question de survie. Tous les dirigeants sont sur le pont pour repenser en un temps record l’organisation de leur activité. Pour autant, l’urgence ne doit pas les détourner d’un sujet autrement plus complexe.
L’arbre qui cache la forêt Bien avant l’apparition du Covid-19, et dans la plupart des champs scientifiques, les chercheurs ont multiplié les messages d’alerte sur le basculement de notre système économique et social. Michel Aglietta parle ainsi d’un "temps de ruptures" du capitalisme qui glisserait vers un régime de croissance caractérisé par des politiques écologiques et des changements institutionnels de gouvernance. En sociologie, on pointe, à l’instar de David Goodhart, le risque que laisserait courir pour nos démocraties la fracture entre les anywhere (l’élite mondialisée) et les somewhere (les gens de quelque part, qui résistent à la disparition de leurs modes de vie). En sciences du climat, on rappelle à juste titre, comme l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, que notre système de croissance repose sur la productivité des machines et que ces machines se nourrissent pour l’essentiel de l’énergie fossile, cette même énergie dont nous devons nous départir si nous souhaitons freiner le réchauffement.
Dette, récession, fracture sociale, climat… plusieurs facteurs mais un message unique : notre système économique est à bout de souffle. Et puisque les entreprises en constituent le cœur de réacteur, c’est en leur sein qu’il convient de chercher en priorité les solutions.
Refonder l'entreprise : 3 grands défis se présentent aux dirigeants
D’abord, réformer le pouvoir. A l’heure où l’entreprise entend devenir un "acteur de la cité", elle fonctionne encore trop souvent de manière autocratique. Les marges de manœuvre des salariés n’ont jamais été aussi faibles depuis 2003 [1] et seuls 25% d’entre eux indiquent pouvoir prendre des décisions [2]. Le bon sens voudrait pourtant que l’entreprise applique à elle-même les principes démocratiques des sociétés qu’elle prétend servir. Pas question pour cela de sacrifier l’autorité, la période actuelle a plus que jamais besoin de chefs, mais ces chefs doivent être capables de s’attaquer à certains tabous persistants : instaurer des contre-pouvoirs, permettre une plus grande représentativité des salariés et, enfin, gagner le soutien des actionnaires, y compris sur des engagements non financiers.
Le deuxième défi consiste à mieux articuler les temps d’activité. Les entreprises contribuent actuellement à trois déformations du temps : l’accélération (induite par les nouvelles technologies), le court-termisme (imposée par la logique financière) et, enfin, l’obsession de la prévision (nous croulons sous les tableaux de bord et les courbes de tendance). A l’inverse – nous le constatons aujourd’hui –, elles se trouvent fortement dégradées dans des situations extrêmes de crises et d’imprévus. Ce sont pourtant bien ces situations qui risquent de se répéter dans les années qui viennent. Notre monde est en effet devenu si imbriqué, nos technologies si intégrées, nos flux d’approvisionnement si tendus, que le moindre grain de sable peut gripper le système et fragiliser des nations. Certes, on peut espérer renouer avec les vertus de la lenteur et tenter de revenir "aux flâneurs d’antan" que regrette à raison Milan Kundera. Mais il s’agira surtout de fixer un cap à tenir ferme malgré l’agitation permanente. La Loi Pacte votée en juin dernier permet justement d’inscrire une raison d’être dans les statuts de l’entreprise.
Troisième défi : protéger nos biens communs. Il y a trente ans, le monde a reconnu que le communisme n’était pas viable. Aujourd’hui, à l’heure de la privatisation du monde, il comprend que le capitalisme libéral n’est pas non plus la panacée. La crise sanitaire nous offre l’occasion de renouer avec cette vérité fondamentale : certains biens et services, comme la santé, en appellent à notre responsabilité collective. Ils doivent sortir du cadre marchand sans forcément tomber dans le giron de l’Etat. Chaque entreprise dépend directement d’un certain nombre de ces biens et du civisme de ceux qui en jouissent. Il peut s’agir d’une forêt, d’un lac, d’une rivière, mais aussi d’un savoir-faire, d’une culture, de logiciels libres et collaboratifs. Toute la difficulté consiste à s’organiser avec d’autres acteurs pour réguler ces communs et éviter la tentation du passager clandestin. Des économistes comme Elinor Ostrom et, plus proche de nous, Gaël Giraud doivent nous inspirer.
Toute crise présente l’occasion d’un renouveau. A la fin de sa première allocution télévisée sur le Covid-19, le Président de la République a déclaré : "Il nous faudra interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies". Aux chefs d’entreprise va revenir, dans les mois et les années qui viennent, la responsabilité morale de répondre ou non à cet appel.
Tribune publiée le 24 avril 2020 par Le Cercle Les Echos sous le titre "passer la crise et se transformer"
Arnaud Gangloff
PDG & Partner
François-Régis de Guenyveau,
Responsable R&D du pôle Impact & Transformation responsable
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